Parlez d’éthique ce n’est pas parler de déontologie ou de morale, c’est s’occuper de la question de l’acte : qu’est-ce qui le fonde, comment s’y repérer. C’est bien la question que chacun se pose dans sa pratique : est-ce que j’agis en tant que citoyen, en tant que professionnel, en tant que sujet avec mon histoire et mes fantasmes ?
Pour aborder cette question il est décisif que la déontologie et la morale soient séparées de l’éthique. En effet, la déontologie, étymologiquement science des devoirs, n’a été utilisée que pour qualifier les règles et les devoirs, implicites ou explicites, liés à l’exercice d’une profession.
Toute profession impose des devoirs à ceux qui la pratiquent, toute profession a donc, au sens large, une déontologie.
La morale est un ensemble de règles de conduite, de relations sociales qu’une société se définie et qui changent selon la culture, les croyances, les conditions de vie et les besoins de la société. Cela s’applique à des problèmes communs. La morale, les valeurs, sont des entités communes, des concepts collectifs. Notre morale, nos valeurs avec lesquelles on travaille, sont inscrites dans le temps au travers de notre projet d’établissement par exemple. C’est le cadre. A partir de ce cadre, admis ou pas, on travaille. On travaille en se basant sur une « façon de voir » la morale d’une institution ou d’une association et sur un « savoir –faire » cadré par le projet et donc par les valeurs professionnelles. Mais ce travail peut être mis en œuvre de façon diversifiée. Mis en œuvre ou non. Là apparaît alors la notion de l’éthique et pas avant.
L’éthique, par contre, est un concept beaucoup moins précis. Il vient depuis quelques années au devant d’une scène sur laquelle s’est épuisée sa cousine germaine : la morale.
L’éthique est alors les conduites de chacun relevant ultimement de leurs seules consciences mais se basant sur les codes moraux, sur la morale.
La morale véhicule, pour ce qui la concerne, un aspect d’obligation. Elle s’impose en quelque sorte aux êtres humains au nom de valeurs universelles qu’il convient de servir. La morale est connue pour servir aux pouvoirs, alors que l’éthique reprend les choses du point de vue, non de la culture ou du pouvoir, mais de l’existence même de l’humain. L’éthique s’enracine dans le désir de l’être. Elle répond à la question : comment vivre ? Elle est donc le fruit d’un choix, mais d’un choix personnel, intime, et incarne une indéniable liberté.
L’éthique est donc une représentation, ou mieux une conception, de l’organisation, de la mise en œuvre des rapports humains.
Comme moi, vous avez dû remarquer dans la presse et dans les médias une recrudescence de dossiers, articles, rapports, sur tout un ensemble de malversations de haut niveau où grands chefs d’entreprises ou autres politiques sont impliqués. Aujourd’hui même on licencie dans des entreprises qui font d’énormes bénéfices, on paye des bonus aux grands dirigeants de grands groupes qui eux perdent des fortunes, des dividendes aux actionnaires de sociétés ayant reçu des aides issues de la poche des contribuables. Tous les jours on monte d'un cran. Comme si notre société ne pouvait plus fonctionner sans tout cela. Pourtant des codes, des lois, des droits et règles existent, entendre la morale. Alors, pourquoi on arrive à tout cela si ce n’est parce que l’éthique est absente. L’éthique en effet n’est pas la morale mais elle s’y réfère.
Personnellement je pense que l’éthique peut aussi bien, sinon plus parfaitement, s'exprimer dans la vie professionnelle que familiale. Car en famille, passez-moi cette pensée, on peut faire et dire ce que l’on veut, on peut construire ou détruire comme on le souhaite même au nom de la morale. Dans la vie professionnelle, un cadre existe, des règles et… une rémunération. Ceci implique tout à fait autre chose. Pourtant la notion d’éthique demeure difficilement mesurable.
Certains managers, qui apparaissent de plus en plus dans le social et médico-social, prétendent pouvoir mesurer l'éthique dans la vie professionnelle, comme si d’autres pouvaient mesurer le bonheur, le désir ou l’amour entre deux personnes. Je crois qu'ils ramènent en fait une réalité bien impalpable - c’est quoi l’éthique - et à des critères métriques qui, par définition, limitent la réalité de la chose mesurée. Je m'explique ! Comment voulez-vous que la confiance que l’on doit avoir en l’autre, même différent de moi, confiance qui me semble être une valeur parfaitement éthique, soit cantonnée à un système métrique, comme un pourcentage ou une statistique. J’ai lu dans la presse récemment, je cite : « La confiance des employés a gagné 3 points cette année ; 37% des jeunes embauchés ont confiance en leur DRH ». Et alors ? Mais de quelle éthique parle-t-on ? Veut-on nous faire croire, au travers de pourcentages, que les gens sont heureux ? Peut-on encore mesurer l’éthique des professionnels d’un établissement d’accueil pour la petite enfance par un ratio ou un taux d’occupation ? Un bon taux, un bienveillant ratio, un coût moyen satisfaisant expliquent-ils à eux-seuls une qualité d’accueil, une bientraitance, un projet ?
Peut-on mesurer par un chiffre, une moyenne, les capacités d’un établissement à innover, à initier, à gérer la crise auprès des plus démunis, à accueillir, à stabiliser la vie des autres et à créer du lien social ? Doit-on se perdre en recherche alors que tout ceci justement ne semble plus peser très lourd dans la balance du « Marché » aujourd’hui ?.
Mais l’éthique n’est pas mesurable. Dommage pour certains, heureusement pour d’autres. On peut mesurer, évaluer par la lecture de mots ou de chiffres, une direction pédagogique associative, les orientations d’un établissement, mais est-on sûr qu’une éthique est présente au sein de leurs fonctionnements ? Comment en effet repérer celle-ci ? Est-ce que cela veut dire que l’éthique ne peut se situer dans le collectif mais qu’elle va se ficher plutôt dans un cadre très personnel, plus inaccessible, parfois impénétrable et intime ? A ce sujet Jacques LACAN forgea pour désigner l’éthique, un néologisme à partir d’intime et d’extérieur, qui l’appela : extimité. C’est mon intime qui crée l’environnement que je souhaite.
Vous l’avez peut-être remarqué, ces questions d'éthique sont à l’ordre du jour un peu partout et on en fait n’importe quoi. Le terme d’éthique devient parfois d’un usage galvaudé. Dans le domaine du travail social on use du terme à tort et à travers, il peut parfois même servir d’ultime recours lorsqu’on n’a plus grand-chose à dire. C’est sans doute le cas quand, à bout d’arguments, on invoque la formule magique : « mon éthique me l’interdit ». Dès qu’on ne sait plus comment avancer dans une maison d’enfants on sort du chapeau la question d’éthique. Dès qu’on n’arrive plus à définir le pourquoi de tel ou tel autre problème, on parle d’éthique ! Dès qu’une organisation tourne à vide on brandit l’éthique comme un sujet salvateur. Dès qu’une Direction s’embourbe, elle sort le sujet phare, « et votre éthique alors ? »...Un charabia et des jargons rendent la chose bien complexe. On abuse parfois de mot-valise et d’acronymes approximatifs pour masquer la complexité réelle du sujet et parfois le peu de connaissance que l'on a de celui-ci. Au point que je m'autorise à vous remettre en mémoire une définition toute simple de l'éthique, qui est : « la réflexion relative aux conduites humaines, aux valeurs et à la morale qui les fondent ».
D'autres, avant l'Académie Française, avaient évidemment qualifié notre sujet avec brio.
Je me réfère juste à ce bon vieil Aristote qui dans son ouvrage d’éthique philosophique (Ethique à Nicomaque) aidait à se demander comment agir pour obtenir le bonheur. Pour Aristote, l'éthique était la science qui s'attache à l'étude des actions humaines, en vue d'établir une doctrine du bonheur.
Ainsi, l’homme bon est celui qui réalise bien sa fonction. Il s'agit donc de devenir véritablement un être humain, c’est-à-dire développer ce qui, en moi, fait qu’on peut me reconnaître comme faisant partie de la communauté des êtres humains. Or, l’éthique est ce qui définit l'homme en tant qu'homme.
L’éthique, loin des définitions « psychanalisantes », définitions intéressantes, intelligentes mais un peu, il faut le reconnaitre, hermétiques pour tout un chacun, ne pourrait-elle pas alors être un état durable de plénitude et de satisfaction, un état agréable et équilibré de l’esprit et du corps d’où la souffrance, l’inquiétude et le trouble sont absents. Le bonheur.
C'est cette vision, et pas une autre, que je souhaite partager avec vous.
Je crois que l'éthique professionnelle peut conduire au bonheur, et j'aimerais vous expliquer ce qui m'amène à le croire.
Qu'adviendrait-il si les professionnels n'avaient pas (ou plus) d'éthique. Le boulanger ne rendrait pas la monnaie, le peintre ne passerait qu'une couche de peinture, le politique userait de mots à double sens, le chef d'entreprise userait des biens collectifs à des fins personnelles, l’éducatrice ne changerait plus les couches des enfants ?
La situation ne pourrait pas durer longtemps. En effet, le monde est fait de telle manière qu'à long terme la malice ne porte pas de fruit. Le professionnel qui tenterait d'échapper à cette loi fondamentale et voudrait tirer profit de sa mauvaise conduite, celui-là n'irait pas loin dans la vie, voire dans sa vie.
Il ne serait pas heureux tout simplement.
Mais quelle est donc cette éthique professionnelle qui conduit au bonheur ? Où se situe-t-elle ? Qui la vit ?
Je vous invite, en vous posant ces questions, à réaliser que l'éthique, avant d'être une science dont on parle de manière parfois un peu conceptuelle, est une expérience que l'on vit aux travers d'actions et de sentiments biens réels. L'éthique, c'est la confiance et l’inévitable plaisir que nous avons à être, à connaître et à faire dans notre domaine professionnel.
L'éthique, c'est la manière d'être, la bonne attitude, l'intention qui compte et les actes qui suivent la parole. L'éthique professionnelle, c'est tout ça à la fois dans un contexte professionnel. Et vous vous rendez bien compte que pour être vécue au travail, cette éthique doit d'abord être vécue personnellement. Pas d'éthique professionnelle sans éthique personnelle.
L'éthique professionnelle est tout simplement cette éthique que vous appliquez à pratiquer personnellement, parce que vous y voyez le bien, pour ensuite l'exprimer dans votre travail et dans vos activités sociales.
L'éthique professionnelle, c'est d'abord un engagement personnel, l'engagement de faire du bien autour de soi. De ne créer aucune violence. C'est un engagement auquel vous tenez sans doute parce que vous l’avez choisi, en travaillant auprès d’enfants et que l'expérience vous a montré qu'il vous apportait du bonheur. En fait, en choisissant le bien comme fondement de tous vos actes, vous réalisez que l'homme est fait pour tout ce qui est bon, bien, vrai et beau... C’est çà l’éthique. L’éthique n’est pas un jeu, un faux semblant, l’éthique c’est un truc à soi. A soi, seul. C’est la recherche d’un plaisir à être, à vivre avec, avec des enfants et des adultes, à les observer, à créer. Sans cette notion de plaisir, de bien-être, de satisfaction et de contentement, l’éthique s’échappe des relations. Sans plaisir, donc sans éthique, pas d’issue.
Travailler sans éthique peut être une forme de maltraitance dans notre secteur d’activité.
Je vous laisse simplement contempler ces mots et les laisser résonner (raisonner) en vous. Mes propos ne sont pas de vous faire rentrer de manière intellectuelle dans ce sujet profond, mais plutôt de vous laisser percevoir des choses qui vous sont naturelles au fond sans que, pour autant, les mots pour les dire viennent aisément !
Faire du bien autour de soi. Quelle gageure ! Oui, il faut du courage pour être fidèle à cet engagement dans son travail. La compétition est rude, l’économie est tendue, le budget est serré. Soit ! Mais doit-on arrêter de faire du bien autour de soi ! Rien de bien complexe en fait. Juste une parole, un regard, un sourire, une réflexion, donner du sens à l’action, donner un sens à son comportement, à ses attitudes, à ses propos. Ces trésors ne coûtent rien. Et pourtant, appliqués à la vie, professionnelle, je puis vous garantir qu'ils vont nous faire gagner beaucoup... et tout le monde en sera plus détendu. Mais il faut se garder d’en faire trop évidemment. L'artifice passe mal. Trop de naturel aussi parfois. Il faut donc trouver le juste équilibre. Le bon sens, le bon sens et l’intelligence.
Voilà peut-être la chose la moins bien partagée par tous. Eh oui, les gens s'emportent, ils se laissent aller. Soit à s'inquiéter de leur propre dessein, soit à s'exaspérer du comportement qu'ils prétendent que « les autres » ont à leur égard. Un peu de bon sens me paraît dans un contexte professionnel un remède bien simple pour s'éviter bien des tracas. Non, je ne me m'égare pas en élucubrations philanthropiques. Je souhaite humblement vous montrer une autre facette de cette éthique vécue au quotidien. Fernand DELIGNY, éducateur et référence majeure de l’éducation spécialisée, qui a créé dans les années 60 un lieu de vie très atypique pour de jeunes autistes aux conduites extrêmes soulignait à tous les postulants éducateurs : « Quand tu es là, avec eux, habitue toi à voir les choses gaiement, à laisser tomber ton conformisme, à vivre avec l’autre des expériences différentes et enrichissantes, laisse orgueil, fierté, arrogance aux autres, découvre toi, enfante-toi et libère toi des carcans que tu as seul fabriqués, ne sois pas toi, sois quelqu’un d’autre, réfléchit et réfléchit encore, donne du sens à ce qui se passe, communique, partage et sois loyal et tu te trouveras que rarement dans de grandes difficultés. Le bonheur à être là, le plaisir à être avec, à les accompagner et à les comprendre est à ce prix. Découvre ton éthique. Si tu ne peux y accéder ce sont eux qui te feront aller ailleurs ». J’apprécie à juste titre cette phrase qui résume bien l'état d'esprit propre à l'éthique professionnelle.
Oui, car c'est cela aussi d'être un bon professionnel. C'est être capable d'apprécier à leur juste valeur les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez. L’éthique est une philosophie de l’action particulièrement précieuse pour nous puisqu’elle mobilise un questionnement critique permanent sur soi, donc sur sa pratique. C'est pouvoir jauger avec pertinence la criticité d'une situation dans laquelle vous êtes engagées. Maîtrisez votre inquiétude si vous vous apercevez que quelque chose n'est pas dans l'ordre. Gérez vos propres réactions si vous voulez prendre la bonne décision. J'ai bien conscience que ce conseil, plein de bon sens, peut paraître difficilement applicable pour tous dans certaines situations. Mais sachez que l’irritation interne, la suffisance et le mépris sont toujours mauvais conseillers ! Eh bien, je vous le demande : croyez-vous que cette attitude soit l'expression d'une éthique professionnelle ? Personnellement, je ne le crois pas.
Certes, il peut advenir qu'une colère porte parfois de bons fruits. J'en conviens. J'insiste simplement sur le fait que la maîtrise de soi est une composante essentielle de l'éthique. Comprenez-moi : ce contexte là, ici, est le meilleur qui soit pour découvrir ce qu’est l’éthique. Ce que je veux vous faire entendre, c'est que la maîtrise de soi, de ce que nous sommes, est essentielle. Nos pulsions, nos habitudes sociales et culturelles, notre propre éducation, celle que l’on transmet à nos propres enfants, nos façons de faire familiales et générationnelles n’ont rien à faire ici et demandent un vrai travail personnel pour arriver à des attitudes éthiques et un entraînement de chaque instant pour veiller en temps réel à poser la bonne action au bon moment. Point d'introspection ici, d’analyse ou de psychanalyse. Je dis juste qu'il me paraît éthique de mesurer ses gestes, de pondérer ses propos, de canaliser son énergie et de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de... garder le silence s'il le faut. L’éthique devient alors, et je réponds à la question de l’ordre du jour, une réelle compétence professionnelle. Si le sujet est bien l’enfant, si votre présence est justifiée par lui, et que par lui, il n’y a aucune raison qu’il se passe parfois des phénomènes qui m’interrogent. Oui, j’affirme que sans éthique on ne peut travailler correctement. Sans ce bonheur à être, que nous sommes tous à rechercher notre vie entière, on ne peut se réaliser et réaliser les autres, entendre les accompagner. J’irais même plus loin, sans éthique personnelle on ne peut que travailler à un environnement de douce violence institutionnelle sans s’en apercevoir. L’éthique, la recherche du bonheur, doit être appliquée au quotidien et je vous assure que c’est un magnifique moyen pour être bien avec les autres, enfants, familles, et un outil - dans le sens qu’un outil sert à travailler et à produire - dans la communication, les relations entre nous ou entre vous.
J’ai envie de dire que la morale c’est bien, il en faut, mais on est toujours entre le bien et le mal, dans des valeurs normatives, entre ce qui est et ce qui doit être, il n’y pas la place forcément pour l’être ou pour être, alors que l'éthique cherche seulement à améliorer le réel par une attitude raisonnable, réflexion, intelligence, tolérance, compréhension, discernement, de recherche du bonheur de tous. Cela peut faire sourire, mais le sentiment d’éthique quand on y accède permet de trouver apaisement et satisfaction à travailler pour soi et pour tous. C’est un puissant neurodépresseur, un tranquillisant contre la routine et l’épuisement. Car ici on travaille pour soi, mais avec et grâce à tous, chacun à sa place et à son niveau. C’est cette communauté qui permet à chacun de vivre, donc c’est cette communauté qu’il faut tenter de respecter. C’est une recherche permanente d’attitudes de recherche-action et de qualité du travail qu’il faut effectuer. N’est-ce pas là le premier travail sur l’éthique qu’il nous faut réaliser ?
J’achève mes propos en vous transmettant la phrase la plus courte du monde qui explique, certes en partie, ce qu’est l’éthique personnelle : « Que veux-tu faire dans ta vie, ou que veux-tu faire de ta vie ? ». Tout est là.
Pascal Dehais
Mulhouse, le 01 décembre 2012